Septembre 1492.
Un messager m'apporte une missive. Une écriture que je reconnaitrais entre mille, de fines onciales aux lettrines élégantes. Mon maître. Il est au plus mal, je dois le rejoindre au monastère de Skellig Michael. Deux semaines, en se pressant. Je ne prend que le temps de boucler un sac, une bure, une couverture, une roue de pain et du fromage dur. Le reste ne compte plus, il a besoin de moi, il m'attend, je ne pardonnerais pas d'arriver trop tard.
 
Skellig...
Octobre 1492.
Deux semaines pour rallier Bheil-Inse, une soirée pour convaincre un pêcheur de perdre sa matinée, et me voici au pied de Skellig Michael, cette montagne sortie de la mer. La barque s'éloigne, je suis à présent seul. Les pierres sont humides, imprégnées de saumure, le vent et les embruns me fouettent.
Cet escalier... Il est interminable... Combien de marches? Combien de fois trébuchais-je, combien de fois je ne dus la vie sauve qu'à une pierre providentielle? Monter, lentement, assurer son pas, malgré ces semelles de cuir glissantes, prier, respirer, avancer, ne pas regarder en bas, ne pas s'arrêter... Il m'attend.

Enfin, le plateau... Je suis au bout de mes peines! Non, me dit un frère. Mon maître est un ermite parmi les ermites, je dois descendre, puis remonter, une sente où une chèvre ne se risquerait pas. Il a construit sa hutte et sa chapelle sur l'autre pic.

J'y suis... A bout de souffle, j'ai passé ma journée à monter, à descendre, à trébucher... Je le vois, là, couché dans l'ombre. Pâle, maigre, ses cheveux blancs et sa barbe en broussaille lui mangent le visage, mais ses yeux sont toujours vifs. Vifs, mais las, des yeux qui en ont trop vu, et qui n'aspirent qu'à se fermer. Définitivement. Je m'agenouille à son coté, et je prend la frêle main osseuse qu'il me tend. Je comprend ce qui lui donnait la force. Sa vie ne pouvait pas se terminer sans qu'il ne donne sa dernière leçon.

"Allume la chandelle, John..." Il me reconnait, le corps est faible, l'âme forte. Son âme et ses prières ont repoussé l'échéance jusqu'à présent, mais je sens que sa vie est à présent aussi fragile que la flamme que je fais naître des braises du pot à feu.
Un pétrel crie, au dessus de l'île. On sonne les vêpres. Une souris traverse la cellule, discrètement. On dirait un petit moine tout de gris vêtu, furtif car honteux d'être en retard pour l'office.

Puis il parle. Il chuchote, plutôt, car il n'a plus la force de faire retentir sa voix comme il le faisait autrefois. Il me parle de ses livres, de ceux qu'il a lu, de ceux qu'il a écrit, de ceux qu'il a copié. Il me parle de la fraternité et de la solitude, de l'océan, du vent, de Dieu et des hommes. Il me parle de sa quête de sagesse, qui l'a poussé à parcourir bien des routes, à gravir bien des montagnes, pour finir par l'échouer ici, comme un navire fatigué d'avoir trop navigué s'échoue sur une plage accueillante. Ici, il a trouvé des amis, des frères, qui partageaient son idéal. Puis ces présences lui ont pesé, et il s'est isolé, ermite parmi les ermites.

Il me raconte le souffle de l'océan, le sang de la tempête, les larmes de vent. Il me raconte l'amitié des éléments, me décrit la morsure du vent d'hiver comme une caresse. Il me raconte les hommes qu'il a rencontré, avides d'or, de pouvoir, de gloire ou de sagesse. Il me raconte l'amitié sincère du pétrel, le réconfort que lui a prodigué cette souris. Il me raconte ses livres, ses derniers amis, ses meilleurs amis. Il ne lui ont jamais rien demandé, il ne leur a jamais rien donné. Ils lui ont toujours tout donné.

Il me parle de ses vieux amis les livres. Celui-ci doit être restitué à un frère, celui-là doit être fini, il appartient à un seigneur d'Angleterre. Les autres sont à moi. Il me lègue ses amis les livres, c'est sa manière de payer sa dette envers eux. Il sait que je les respecterais autant qu'il l'a fait. Il sait que, tant que je vivrais, tant que je garderais ces livres, ils seront en sécurité, et leur sagesse ne sera pas perdue. Plus que récipiendaire, je suis gardien. Il ne me lègue pas ses livres, il m'en confie la charge.

Le carillon des vêpres résonne une dernière fois. Ces yeux, autrefois si vifs, sont ternes maintenant. Il est temps pour moi de prier, il est temps pour lui de prendre congé. Il le sait, il sait qu'il ne lui reste plus qu'un sablier. Il remercie Dieu de lui avoir accordé ces derniers jours, et, surtout, ces derniers sabliers. Je lui laisse la chandelle, je respecte sa volonté de partir comme il est toujours parti, seul, par choix et non par contrainte. Je sors.

Il fait nuit à présent, le sable a du s'écouler, et le vent coulis a eu raison de la chandelle.
Je rentre, j'ai besoin d'une braise pour ma lanterne si je ne veux pas me briser le cou.

Le pétrel m'attend, perché sur l'écritoire. La souris est au pied du lit. Nous sommes trois à avoir perdu un ami. Nous sommes trois, dans la nuit, à prier pour lui.


Skellig, l'île
 
The book of secrets
 
Loreena McKennitt, l'enchanteresse
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