Un soir d'Octobre, treize cent vingt septième année du règne de Notre Seigneur.
Santiago de Compostela.

Le jour est terminé, la nuit commence, l'Espagne commence à vivre. Quel contraste avec ma France natale!

Je suis attablé dans une auberge. La salle n'est pas grande, elle est encombrée par des grandes tables de bois brut, et de longs bancs de bois tout aussi brut. Bien que je ne sois pas un pélerin, mais un simple voyageur qui ne sait ni quand, ni où il arrivera, je porte une bure de grosse toile écrue, bien utile en tant que protection contre les échardes. Assis à coté de moi, des pélerins, rencontrés sur l'ancienne voie romaine. Je ne sais pas ce qu'il m'a pris de les suivre, je n'ai rien en commun avec eux, ils ont les cheveux rouges comme du poil de goupil, je ne parle même pas leur langue!
Les seuls mots que j'ai réussi à leur arracher, ou plutôt qu'ils ont consenti à m'accorder entre deux prières, sont ce que je pense être leurs noms, que j'ai oublié, ainsi que des vocables incompréhensibles. Par gestes, ils m'ont fait comprendre qu'ils venaient d'une montagne, que cette montagne était dans la mer, et qu'elle était loin, au-delà de la mer la plus au nord que je connaisse.
Mais pour l'instant, mon esprit est ailleurs. Il va et vient entre mes pieds, meurtris par les chemins trop durs et les sandales pas assez solides, et mon estomac, qui apprécie à sa juste valeur le somptueux repas qui était devant moi - une écuelle d'un ragoût de tubercules, agrémenté de poisson, dont je finis d'éponger le jus au moyen d'une large et épaisse tranche de pain noir. Bombance, aprés ces journées de route où nous n'avons mangé que du pain rassis, du fromage sec et des fruits tombés.

Les chandelles fument. On distingue à peine le visage de son voisin d'en face, mais, quelle importance? Même si on pouvait voir ses yeux, même si on comprenait sa langue, il serait impossible de tenir la moindre conversation. On parle dans cette salle plus de langue qu'il ne s'en parlait parmi les bâtisseurs de la tour de Babel, et les voix se mèlent en un bourdonnement confus, intense, que l'on ressent avec son corps plus qu'on ne l'entend avec ses oreilles. La chaleur est étouffante, et les odeurs si présentes qu'elles affectent les cinq sens à la fois.

Le rideau de l'entrée s'écarte, je bénis ces visiteurs inconnus qui viennent de m'offrir une bouffée d'air frais. Les chandelles elles aussi apprécient cet air, car elles semblent tout à coup moins fumer, et leurs flammes sont plus vives.
Entre une jeune femme d'une beauté angélique, elle porte un corsage blanc immaculé et une longue jupe de toile colorée. Dans son sillage, deux hommes, l'un tout de noir vêtu, sa cape dissimule sa silhouette, l'autre, chausses vertes, gilet brun, fine moustache noire, porte une pièce de bois tourmentée qui me fait penser à un luth trop petit auquel on aurait serré la taille.
L'apparition se dirige vers le comptoir qui sépare la partie commune du domaine exclusif de notre hôte. Elle ne marche pas, elle glisse, elle vole, tous s'écartent pour lui faire place. Pas un regard ne s'en détache, rien n'existe en dehors d'elle. Le pélerin qui me fait face, j'arrive enfin à distinguer ses traits, se signe à la hâte. Elle se penche sur le comptoir et notre hôte approuve d'un hochement de tête. Pendant ce temps, les deux hommes profitent de la stupeur qui s'est emparée de la salle pour pousser quelques tables les unes contre les autres. Ils ne s'excusent pas auprés des pélerins ainsi écartés, mais ces derniers n'en ont visiblement cure.
Un espace est ainsi créé. Nous formons un cercle, aux deux extrémités d'un diamètre se trouvent les deux inconnus, et elle... Elle fend la foule, comme Moïse a fendu la Mer Rouge, avec autant d'autorité mais bien plus de grace.
Elle est au centre du cercle, les lumières se font plus vives. Elle est rayonnante, ce n'est pas la lumière des chandelles qui l'éclaire, c'est sa lumière intérieure qui donne aux chandelles la force de briller. Je remarque enfin sa ceinture, une fine chaine de métal, ainsi que la multitude de médailles et de grelots qui y sont attachés.

Elle est au centre du cercle, et l'homme au luth déformé cale son instrument entre sa joue et son épaule, et fait courir un bâton sur les cordes, arrachant des cris, doux et plaintifs à la fois, à l'instrument. La belle virevolte, le cercle s'agrandi peu à peu pour lui donner l'espace qu'elle va obtenir sans jamais le demander. Elle fredonne.
Un de mes compagnons aux cheveux rouges sort un chapelet de sa sacoche, enlève celui qu'il porte autour du cou, et commence à choquer les croix en cadence. Ce geste, sacrilège en toute autre circonstance, ne semble pas ici déplacé. Un autre de mes compagnons de route s'empare d'un grand plat vide, et commence à le frapper de sa main ouverte. Les cris de l'étrange luth que l'homme torture avec son baton se font doux, caressant. Plus aucune chandelle ne fume, chacune éclaire autant qu'une torche. La belle, sans cesser de tourner sur elle-même, comme une toupie parée d'ailes de papillons, toujours aérienne, comme si elle dansait à un pouce du sol, frissonne. Elle nous sourit à tous, mais d'un sourire que nous prenons chacun personnellement, comme si, au lieu d'être dans cette foule, nous étions chacun seuls face à elle. Je suis seul face à elle. Je suis au milieu de ces pélerins, mais elle n'a d'yeux que pour moi, et moi que pour elle. Elle me sourit, je lui rends son sourire. J'éprouve peine et jalousie quand je comprend que nous ressentons tous la même chose. Curieusement, ces sentiments me réconfortent, car je sais qu'eux aussi vont éprouver les mêmes. Je partage enfin quelque chose avec tous ces gens qui me sont étrangers.

Elle tourbillonne, sa longue jupe touche toujours le sol mais elle prend une ampleur, oh, quelle ampleur! elle effleure les pieds de ceux qui sont au premier rang à chacun de ses mouvement. Elle s'élève, elle nous élève, nous l'accompagnons dans un monde meilleur, elle est tout, nous ne sommes plus rien. Si elle cesse un instant de fredonner, c'est pour reprendre son souffle, alors, la musique se fait plus présente. Puis sa voix reprend l'espace qu'elle avait cédé. Les lumières se font plus vives, de plus en plus vives, elle vole, volte et virevolte, le sourire aux lèvres, sa ritournelle prend de l'ampleur, les lumières se font de plus en plus vives, aveuglantes, ... l'instrument étrange se tait aprés deux trilles...

Elle a disparu, et ses compagnons avec elle.

Je ne me souviens pas de son visage, mais sa voix me hante.



Santiago

The mask and mirror
Loreena McKennitt, l'enchanteresse